Longtemps dominé par les Etats-Unis, le secteur numérique a vu une montée en puissance fulgurante de la Chine dans de nombreux domaines au cours de la dernière décennie. Ainsi, les exportations chinoises de logiciels ont presque doublé entre 2011 et 2021, passant de 34,6 milliards de dollars à 63 milliards. Une analyse de la capitalisation boursière montre que les entreprises américaines du web sont largement dominantes en valeur, mais que 5 des 10 entreprises les plus valorisées mondialement sont désormais chinoises.
Capitalisation boursière en milliards de dollars, juin 2022
Source : Statista. En bleu, les entreprises américaines ; en rouge, les entreprises chinoises.
Autre indicateur de succès : en ce début 2023, quatre applications chinoises (Temu, TikTok, CapCut et Shein) culminent en tête des téléchargements sur le Google Play Store et l’Apple App Store aux États-Unis. L’application de partage de vidéos TikTok (propriété de ByteDance) est particulièrement populaire, puisque deux tiers des adolescents américains l’utilisent.
En outre, l’influence mondiale des entreprises chinoises s’accroît dans de nombreux segments moins visibles du grand public, mais structurants, comme les smart cities, la virtualisation des réseaux 5G, le cloud, ou les véhicules autonomes. Dans l’intelligence artificielle (IA) pour les véhicules autonomes, par exemple, Baidu connaît un franc succès. Son projet Apollo, auquel se sont jointes de nombreuses entreprises américaines et européennes, se présente comme une sérieuse alternative aux logiciels développés par Tesla. C’est bien sur ces domaines jugés stratégiques (IA, cloud, semi-conducteurs, hardware) que le gouvernement de Pékin entend peser à l’avenir.
Nouveaux contours du « découplage » dans le numérique
Un fossé se creuse entre cette présence chinoise dans l’écosystème numérique mondial – y compris américain – et le durcissement de la compétition technologique entre les deux puissances au cours des cinq dernières années.
La Chine et les États-Unis sont les deux principaux producteurs de publications académiques conjointes sur l’IA entre 2010 et 2021, leur nombre ayant été multiplié par cinq au cours de cette période. En outre, Huawei, bien que placée sur liste rouge par Washington en 2020, est aujourd’hui la principale entreprise contributrice aux codes du « noyau » du système d’exploitation Linux, pierre angulaire du cloud, de l’internet des objets, des supercalculateurs, etc. Dès lors, le secteur privé, de part et d’autre du Pacifique, voit un intérêt dans le maintien de l’ouverture des secteurs numériques des deux pays. À titre d’exemple, Tencent est en discussion avec Meta pour établir un partenariat dans le secteur de la réalité virtuelle.
Cependant, la Chine poursuit depuis plusieurs années un objectif d’indépendance technologique, là où les États-Unis tendent de plus en plus vers une logique d’endiguement. Du côté chinois, cette dynamique n’est pas nouvelle. Par crainte des risques d’espionnage à travers d’éventuelles portes dérobées intégrées aux logiciels américain, le gouvernement de Pékin souhaite depuis déjà une décennie empêcher l’utilisation des produits Microsoft, Apple, et Google en Chine.
Du côté américain, depuis la présidence Trump, le secteur numérique a été au cœur de restrictions de plus en plus nombreuses, depuis l’interdiction des équipements Huawei dans la 5G, jusqu’aux nouvelles annonces de l’administrations Biden de restrictions couvrant les logiciels de design de semi-conducteurs, et de puces informatiques destinées à l’IA et aux supercalculateurs.
La volonté américaine d’évincer les technologies chinoises va désormais plus loin, avec la décision, prise en février 2023, d’interdire TikTok sur les appareils officiels américains. L’application chinoise est accusée de capter des données à des fins d’espionnage, voire de manipulation de masse, à travers les contenus proposés sur l’application. Le gouvernement pourrait aller au-delà, en interdisant complètement l’application aux États-Unis.
Conséquences pour l’Union européenne
La capitalisation boursière est un indicateur parmi d’autres d’une faiblesse relative et persistante de l’Europe dans le domaine numérique. L’enjeu relève de la compétitivité de l’Union européenne (UE), mais aussi de la protection des données. L’UE a longtemps été préoccupée par la captation des données européennes par les grandes plateformes américaines. À Bruxelles, la Commission s’inquiète à présent de plus en plus ouvertement de la Chine : elle a aussi décidé d’interdire l’installation de TikTok sur les téléphones de ses employés.
La Chine et les États-Unis profitent des faiblesses de l’UE, à travers la conquête du marché européen et les rachats d’entreprises. Malgré les efforts de régulation des grandes plateformes, ces dernières déterminent pour une large part ce que l’Europe peut espérer atteindre en termes de « souveraineté numérique ». L’UE est également tributaire des restrictions commerciales et des fermetures de marchés que décident Pékin et Washington dans leur affrontement politico-économique.
Recommandation politico-stratégique pour l'Union européenne
La France et l’Europe doivent affermir leur position au sujet des possibles risques économiques et sécuritaires posés à la fois par les technologies américaines et par les technologies chinoises et leur pénétration croissante en Europe.
Recommandation opérationnelle
Les entreprises et les pouvoirs publics européens doivent s’investir massivement dans les secteurs clés du numérique comme l’IA, le cloud et le edge computing. Pour les géants américains et chinois, le développement de technologies passe notamment par l’open source, que les entreprises européennes utilisent trop peu comme levier, bien qu’il permette d’accélérer le développement de technologies et de les diffuser.