L’accélération de la rivalité sino-américaine est particulièrement visible dans un petit nombre de secteurs technologiques stratégiques. Le principal d’entre eux, déjà au cœur de la compétition entre les États-Unis et le Japon dans les années 1980, est sans doute l’industrie des semi-conducteurs, ces puces électroniques omniprésentes dans les biens à usage civil ou militaire. Ce secteur a ainsi récemment fait l’objet de mesures tantôt incitatives, tantôt restrictives, de la part des gouvernements chinois et américain, qui ne sont pas sans conséquences pour l’Europe.
Une surenchère de subventions
Les risques (mis en évidence par la pandémie, les aléas climatiques, et les tensions géopolitiques) qui pèsent sur la chaîne de valeur mondialisée des semi-conducteurs, et le caractère indispensable de ces puces, ont poussé Pékin et Washington à prendre des mesures pour assurer leur approvisionnement et réduire leurs dépendances.
Depuis déjà près de dix ans, la Chine déploie ainsi subventions massives (estimées à plus de 150 milliards de dollars depuis 2015) et incitations politiques pour développer ses capacités nationales, dans le but de réduire sa forte dépendance à l’égard des circuits intégrés étrangers. Préoccupés par les efforts chinois et par la diminution des capacités de fabrication des puces sur le sol américain, les États-Unis ont eux aussi décidé d’importants investissements dans ce secteur. La loi CHIPS and Science votée à l’été 2022 alloue ainsi 52 milliards de dollars de subventions sur cinq ans pour renforcer les capacités de recherche et développement (R&D) ainsi que de fabrication de semi-conducteurs aux États-Unis.
Geler les capacités chinoises
Au-delà de ces mesures incitatives, la volonté américaine de « maintenir une avance aussi importante que possible » – pour reprendre les termes du Conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan – sur la Chine dans les secteurs stratégiques s’est traduite par de nouvelles restrictions dans le domaine des semi-conducteurs. L’importance de ces puces pour la puissance technologique civile comme militaire, et la maîtrise par les États-Unis et leurs alliés de segments clés de la chaîne d’approvisionnement font de ce secteur le talon d’Achille de la Chine, et un levier de choix pour la stratégie d’endiguement américaine. Deux tournants majeurs ont eu lieu fin 2022 et début 2023.
Le 7 octobre 2022, le Département du Commerce a imposé de nouveaux contrôles sur les exportations vers la Chine de semi-conducteurs haut de gamme et d’équipements et logiciels nécessaires à leur fabrication. Ces réglementations représentent une véritable rupture avec la doctrine des États-Unis depuis plus de vingt ans, d’abord car elles ciblent un unique pays (là où les régimes de contrôle des exportations depuis la fin de la guerre froide avaient tendance à cibler des technologies liées aux armes), et car elles visent des technologies principalement commerciales. L’objectif de Washington est clairement d’endiguer les progrès chinois dans ce secteur, voire de dégrader les capacités dont dispose déjà la Chine.
Afin de renforcer l’ampleur de ces restrictions – qui comportent déjà une dimension extraterritoriale –, l’administration Biden est parvenue à conclure un accord secret en janvier 2023 avec le Japon et les Pays-Bas . Ces deux pays, fournisseurs de matériel essentiel à la fabrication des semi-conducteurs de pointe, ont accepté de limiter leurs exportations de ces équipements vers la Chine. Cet accord constitue une victoire importante pour le gouvernement américain, mais amène à s’interroger sur le positionnement européen.
Une double contrainte pour l’Europe
En effet, ces restrictions illustrent la volonté américaine de varier les formats pour remplir leur objectif d’endiguement de la Chine : négociations avec l’Union européenne (dans le cadre du Conseil pour le Commerce et les Technologies (TTC) par exemple), mais aussi recours unilatéral à l’extraterritorialité du droit américain, ou bilatéralisation des discussions directement avec un État-membre comme les Pays-Bas. Dans ces deux derniers cas, la capacité de l’Union à peser dans les négociations avec Washington est réduite, alors que ces restrictions auront des conséquences sur tout le continent.
Sur le volet des investissements, à l’heure où le Parlement européen étudie son propre plan de soutien à l’industrie des semi-conducteurs, les aides annoncées par les États-Unis et la Chine (mais aussi la Corée ou le Japon) créent un risque de course aux subventions coûteuse. L’atténuer nécessitera une coopération transatlantique renforcée, ébauchée dans le cadre du TTC.
La compétition sino-américaine impose donc une double contrainte aux ambitions européennes en matière de puces, entre surenchère subventionnelle et limitation des exportations vers la Chine. La possibilité de représailles chinoises et la promesse de nouvelles restrictions américaines risquent d’amplifier cette contrainte dans les prochaines années.
Chiffres clés
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Depuis près de dix ans, la Chine déploie des subventions massives, estimées à plus de 150 milliards de dollars depuis 2015.
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La loi CHIPS and Science votée à l’été 2022 alloue ainsi 52 milliards de dollars de subventions sur cinq ans pour renforcer les capacités de recherche et développement (R&D) ainsi que de fabrication de semi-conducteurs aux États-Unis.
Recommandation politico-stratégique pour l'Union européenne
Renforcer les capacités d'analyse et de coordination au niveau européen pour distinguer les risques liés à l'exportation de certaines technologies (notamment vers la Chine) et explorer la pertinence de nouveaux contrôles export.
Recommandation opérationnelle
Approfondir les discussions transatlantiques sur le sujet dans le cadre du Conseil pour le Commerce et les technologies, et préciser les contours de l'engagement pris en décembre 2022 en faveur de davantage de "transparence réciproque" dans les subventions à l'industrie des semiconducteurs.