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Chine/États-Unis : l'Europe en déséquilibre

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Sécurité / Défense
Asie et Indo-Pacifique
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États-Unis

Taïwan : point de cristallisation des tensions entre Pékin et Washington

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Jérémy Bachelier

Chercheur au Centre des Études de Sécurité de l’Ifri

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Marc Julienne

Responsable des activités Chine au Centre Asie de l'Ifri

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Elie Tenenbaum

Directeur du Centre des études de Sécurité de l'Ifri

La coercition militaire de l’Armée populaire de libération (APL) sur Taïwan a augmenté significativement depuis 2020. Les manœuvres aériennes comme les exercices de simulation d’assaut amphibie sur les plages des provinces méridionales de Chine se multiplient et participent d’un signalement stratégique fort de la part de Pékin. Ces manœuvres visent quatre objectifs essentiels : intimider la population, éprouver l’armée
taïwanaise, normaliser la négation de la ligne médiane de démarcation du détroit et, surtout, soutenir la montée en puissance de l’APL.

Un nouveau palier a été franchi en réponse à la visite de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taïwan en août 2022, durant laquelle l’APL a mené des exercices de tir, dont 11 missiles balistiques, dans six zones entourant les voies navigables et aériennes internationales de l'île. Par-delà les épisodes de tension de plus en plus aigus, la conquête de l’île apparaît désormais clairement comme l’hypothèse d’engagement majeur privilégiée de l’APL. Elle guide sa stratégie capacitaire et sa planification opérationnelle. Plusieurs scénarios existent, allant d’une crise d’intimidation à une invasion complète, en passant par un blocus maritime ou la prise d’îlots taïwanais proches ou non du continent.

L’APL manque pourtant de certaines capacités, indispensables au lancement d’une invasion, par exemple d’avions ravitailleurs, de bâtiments amphibies et de capacités de lutte anti-sous-marine. Toutefois, la plupart de ces lacunes devraient être comblées d’ici à 2027. Concernant les soutiens de Taïwan, il est généralement admis que l’objectif de l’APL en cas d’attaque sur l’île serait d’empêcher les forces alliées (États-Unis, Japon, etc.) de venir s’interposer en les tenant à distance par une stratégie de déni d’accès (A2/AD) se concentrant sur la neutralisation temporaire ou permanente des moyens de projection (bases, groupements navals, mais aussi systèmes d’information et de communication) via des frappes à longue distance et des moyens non-cinétique (cyber, guerre électronique).

L’adaptation des forces armées taïwanaises

L’armée de Taïwan avait historiquement la mission de préparer la reconquête du territoire continental. La réforme démocratique du pays dans les années 1990, la progression de l’identité taïwanaise dans la société et la montée en puissance de la Chine populaire ont rendu cet objectif obsolète. Face au rapport de force très largement favorable à Pékin, Taipei a donc révisé sa stratégie militaire dans une optique clairement défensive.

Taïwan revendique désormais une stratégie asymétrique qui entend dissuader toute invasion chinoise en misant sur des capacités destinées à imposer à Pékin un coût humain, matériel et financier exorbitant. Toutefois, Taïwan peine à opérer ce virage et continue de mettre l’accent sur le développement et l’acquisition d’équipements de projection chers et complexes (avions de combat multi-rôles, frégates lance-missiles, drones MALE, etc.), alors qu’une approche de défense asymétrique commanderait plutôt d’investir dans un mix capacitaire renforçant les équipements nombreux, peu coûteux et facile à produire localement (missiles antiaériens, mines sous-marines, etc.).

Quoique dans un contexte différent, l’exemple des succès de la défense ukrainienne a été observé de près et plaide dans le sens d’une telle évolution. La guerre d’Ukraine a aussi déclenché une profonde réflexion à Taïwan sur la capacité de résilience de la société. Ainsi, le gouvernement et le parlement ont entrepris de renforcer aussi bien le service militaire que la réserve.

Un impact stratégique majeur sur les États-Unis et ses alliés

Pour les États-Unis, Taïwan revêt une importante valeur stratégique en raison de son rôle essentiel dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de haute technologie mais aussi et surtout de sa situation géographique, en verrou de la « première chaîne d’îles ». Aussi le président Biden a-t-il déclaré à trois reprises, en 2021 et 2022, que les États-Unis défendraient Taïwan en cas d’attaque. Le contrôle de l’île offrirait en effet à Pékin une base pour ses sous-marins nucléaires, qui pourraient alors se diluer rapidement dans le Pacifique et feraient peser une menace jugée inacceptable par les États-Unis. Par ailleurs, un échec des États-Unis à venir aider Taïwan mettrait sérieusement à mal la crédibilité américaine et ses engagements de défense envers ses alliés et partenaires.

La principale stratégie américaine repose sur le fait de doter Taïwan des moyens de se défendre seul ou, à tout le moins d’absorber le premier choc. Dans un second temps, elle consisterait à maintenir l’accès au théâtre face aux capacités chinoises d’interdiction. Pour ce faire, ils entretiennent un réseau de bases et points d’appui, soit souveraines (Guam) soit auprès de partenaires, notamment le Japon, la Corée ou encore les Philippines avec lesquelles un accord a été signé en février 2023 pour y renforcer leur présence militaire.

Washington cherche aussi à approfondir ses liens politico-militaires avec Taïwan, en accélérant les livraisons d’armes en quantité et qualité, ainsi que par l’assistance et la formation militaires. À ce titre, les États-Unis augmentent leurs effectifs de conseillers militaires à Taïwan de 30 à 100, puis à 200. En outre, la Garde nationale du Michigan accueillera prochainement la formation d'un contingent taïwanais.

Les implications pour l’Europe

Une crise dans le détroit de Taïwan aurait de lourdes conséquences pour l’Europe et les équilibres mondiaux, bien au-delà de celles engendrées par la guerre d’Ukraine. Le commerce européen avec l’Asie de l’Est (environ un quart de sa balance) serait très fortement perturbé, qu’il s’agisse des exportations ou des approvisionnements en matières premières (terres rares) et en produits manufacturés (dont les semi-conducteurs), posant a minima de sérieuses questions de sécurité maritime.

Toute action cinétique chinoise sur Taïwan engendrerait de nécessaires réactions européennes, notamment dans les champs diplomatique, économique (sanctions), cybernétique, informationnel (lutte contre la désinformation) et spatial. Individuellement et collectivement, les États européens doivent se préparer à faire face à ce type de scénarios.

La question de l’engagement militaire au sein d’une coalition doit également être posée. Par-delà une action avec des forces aéromaritimes dans la zone du détroit – qui ne pourrait être que limitée au vu des élongations et des rapports de force –, la contribution la plus importante des Européens serait probablement de s’engager dans les régions délaissées par les États-Unis, l’Europe même, et le continuum entre Suez et Malacca.

Pour ne pas en arriver là, il est nécessaire, dès maintenant, de renforcer – et d’harmoniser – un discours dissuasif à l’égard de Pékin, rappelant notamment qu’un changement unilatéral du statu quo serait inacceptable. Il appartient aussi à l’Europe d’appeler à la modération du débat intérieur américain sur la Chine, qui pourrait lui-même être porteur d’excès.

À retenir

Les lacunes capacitaires indispensables au lancement d’une invasion de la Chine sur Taiwan seront comblées d’ici à 2027.

Recommandations politico-stratégiques pour l'Union europénne

  1. Renforcer – et harmoniser – un discours dissuasif à l’égard de Pékin, rappelant notamment qu’un changement unilatéral du statu quo serait inacceptable.

  2. Appeler à la modération du débat intérieur américain sur la Chine, qui pourrait lui-même être porteur d’excès.

  3. La question de l’engagement militaire au sein d’une coalition doit également se poser, notamment dans les régions délaissées par les Etats-Unis, en océan Indien notamment.