La relation franco-turque a substantiellement évolué depuis que le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdoğan est aux affaires à Ankara. Entre changements de priorités et rééquilibrage statutaire, elle connaît des hauts et des bas spectaculaires. Si l’image de la Turquie est aujourd’hui très dégradée auprès des Français, cela n’empêchera pas la poursuite de coopérations bilatérales essentielles entre les États.
Une relation ancienne à l'épreuve
La relation franco-turque est ancienne et solide : les diplomates rappellent toujours l’alliance de revers conclue en 1536 entre François 1er et Soliman le Magnifique face à Charles Quint, pour montrer son caractère à la fois historique et peu conventionnel. L’influence française s’est imposée dans l’Empire ottoman déclinant pendant tout le xixe siècle, posant les bases d’une francophonie toujours très vivante en Turquie, et les institutions de la République d’Atatürk ont été façonnées en partie sur le modèle français.
Les premiers désaccords franco-turcs sérieux se sont noués il y a quinze ans autour de la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE). Nicolas Sarkozy s’y opposait au motif que ce grand pays musulman n’est « pas européen », proposant à la place un « partenariat privilégié » pour préserver le caractère stratégique de nos rapports. Après une présidence Hollande où les deux pays tentent de renouer le fil, Emmanuel Macron assume également son opposition à l’adhésion.
La répercussion des contentieux en France même
L’Élysée maintient avec Erdoğan un contact franc et direct, rythmé par des crises et des éclats rhétoriques. Le président turc a ainsi publiquement mis en cause la santé mentale d’Emmanuel Macron à propos de son projet de loi sur le séparatisme islamiste, l’accusant d’islamophobie et appelant la diaspora turque à résister. Autre sujet de contentieux, le militantisme de la diaspora arménienne de France pour la reconnaissance du génocide : Emmanuel Macron a établi un jour de commémoration, provoquant la fureur des Turcs qui nient toujours leur responsabilité. La question kurde est un troisième point de désaccord : pour combattre Daech, la France, avec les États-Unis, s’est appuyée sur des unités combattantes kurdes considérées par Ankara comme une émanation directe du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) séparatiste.
Toutes ces divergences ont des répercussions dans le contexte intérieur français, sur fond de tensions entre communautés originaires de Turquie : Turcs et Kurdes, divisés ethniquement mais aussi sur des lignes politiques ou religieuses, et Arméniens. La dissolution du groupe ultra-nationaliste turc des Loups gris a été prononcée au nom de la préservation de l’ordre public, et le président français s’est publiquement inquiété de possibles « interférences » turques dans les élections en France.
Partenaires ou adversaires à l’extérieur
À l’extérieur, les désaccords se sont d’abord accumulés sur le dossier syrien, où la France a accusé la Turquie de complicité avec des groupes djihadistes, avant qu’Erdoğan ne se rapproche de la Russie. La tentative de coup d’État déjouée en 2016 en Turquie a accéléré la perte de confiance avec les Européens, et la France ne fait pas exception. Mais Paris assiste depuis cette date, sans pouvoir vraiment s’y opposer, au déploiement des ambitions de puissance turques dans des périmètres où la France pensait encore jouer un rôle dominant : le Moyen-Orient et l’Afrique. L’agressivité des Turcs en Méditerranée pousse la France à prendre fermement position aux côtés de la Grèce et de Chypre, mises sous pression par la marine turque. En Afrique francophone, le gain d’influence turc est net, à la faveur des coups d’État et des conflits politiques qui se multiplient.
Cette compétition pour la puissance met paradoxalement en relief la complémentarité des deux pays, qui agiraient plus efficacement en coéquipiers qu’en adversaires. Les atouts de la diplomatie turque sont réels (sixième réseau diplomatique mondial en 2019, des diplomates très professionnels, une présence forte dans les instances multilatérales) et l’évolution de ses forces armées est spectaculaire (une industrie de défense très dynamique, l’expérience acquise au combat dans des contextes difficiles au Moyen-Orient). La coopération avec les Turcs en matière policière et sécuritaire est reconnue comme primordiale pour contrôler le retour des combattants de Syrie. Du point de vue économique enfin, la Turquie est pleinement intégrée à la sphère européenne, même si son premier partenaire est l’Allemagne et qu’Ankara a parfaitement appris à jouer des divergences franco-allemandes pour faire valoir son point de vue auprès de l’UE, qu’elle « tient » à travers l’accord de contrôle des réfugiés syriens.