Dans le contexte de compétition stratégique croissante entre Pékin et Washington, le fait que la Chine domine une grande partie des chaînes de valeur de matières premières critiques est une source de vulnérabilité. L’utilisation de plus en plus répandue de la diplomatie économique par la Chine et sa tendance à « arsenaliser » les interdépendances économiques ont conduit les États-Unis et l’Europe à placer cette question tout en haut de l’agenda politique. En effet, les métaux critiques sont le joker de la Chine.
Cependant, l’intensification de la compétition à somme nulle pour assurer l’accès des industries du futur aux matières premières risque de compliquer les efforts visant à rendre les chaînes d’approvisionnement à la fois plus résilientes et plus durables.
La domination de la Chine sur les chaînes d’approvisionnement
La Chine domine nettement les chaînes d’approvisionnement de plusieurs matières premières essentielles à la réussite de la transition vers un futur numérique neutre en carbone. Pour certains minéraux, les mines chinoises fournissent même la majeure partie de la production mondiale. La Chine extrait plus de 60 % des ressources en terres rares du monde, qui sont utilisées dans de nombreuses applications critiques, notamment les aimants permanents qui sont un composant essentiel des moteurs de véhicules électriques ou des éoliennes en mer. Plus largement, parmi les 35 minéraux que le département de l’Intérieur des États-Unis a qualifiés en 2018 de « critiques » pour son économie et sa sécurité nationale, 13 sont produits principalement par la Chine ; pour sept d’entre eux, les mines chinoises produisent plus de 70 % des
ressources mondiales. En ce qui concerne les autres minéraux, tels que le lithium, le cobalt et le nickel, des composants essentiels à la production de batteries, la Chine a pris des mesures pour s’assurer une place centrale dans les opérations minières à l’étranger. Pékin s’est aussi forgé une position dominante dans le processus post-extraction. La Chine effectue près de 90 % du traitement des terres rares. Elle produit 92 %
des aimants permanents du monde. Elle traite 40 % du cuivre mondial, 35 % du nickel, 58 % du lithium, 65 % du cobalt et 70 % du graphite. Elle est aussi à l’origine de 70 % de la production mondiale de cathodes et de 80 % de celle d’anodes, tous deux des composants de batteries de téléphones, et réalise les trois quarts de l’assemblage mondial des batteries lithium-ion. La domination de la Chine sur la chaîne de valeur
du solaire photovoltaïque est encore plus importante.
Risques d’actionnement de la menace et quête de résilience de Washington
Face à la domination de la Chine sur un certain nombre de secteurs importants, les États-Unis, tout comme l’Europe, se trouvent dans une inconfortable position de dépendance. Pour le moment, la menace de ce joker stratégique agitée par Pékin, c’est-à-dire l’arrêt des approvisionnements, reste essentiellement théorique. L’embargo imposé de facto par la Chine sur les exportations de terres rares au Japon à la fin de l’année 2010 a donné le ton quant aux risques encourus, mais cela demeure l’unique exemple concret, et les intentions de Pékin restent un sujet de débat. En 2019, alors que l’administration Trump a intensifié sa guerre commerciale, le président chinois Xi Jinping a visité la grande usine de fabrication d’aimants en terres rares, JL Mag, afin de démontrer que la Chine est en mesure d’utiliser sa position dominante dans ce secteur stratégique comme levier.
Mais en fin de compte, ces leviers n’ont jamais été actionnés dans le contexte de la compétition entre les États-Unis et la Chine. Pékin semble conscient qu’utiliser les avantages liés à sa chaîne
d’approvisionnement pour menacer les États-Unis entraînerait une escalade des tensions à plus grande échelle qui desservirait ses propres intérêts économiques. La priorité de la Chine reste son développement
économique, en garantissant la sécurité des ressources pour ses besoins nationaux croissants et en renforçant sa compétitivité dans des secteurs clés, tels que celui des véhicules électriques.
Néanmoins, alors que la tension entre la Chine et les États-Unis monte – avec notamment des efforts pour bloquer le développement technologique chinois, et en cas d’une confrontation plus directe, par exemple autour de Taïwan –, la Chine pourrait exploiter ses avantages dans la chaîne d’approvisionnement en matières premières pour servir ses intérêts stratégiques plus larges.
Pendant ce temps, l’avantage asymétrique dont jouit la Chine à l’égard des matières premières critiques suscite de plus en plus un sentiment d’urgence aux États-Unis. Sous l’administration Trump, les États-Unis ont rapidement adopté une stratégie de développement et d’exploration des gisements de minéraux, construisant également des chaînes d’approvisionnement sur leur territoire, dans le cadre d’une approche globale de relocalisation et de réindustrialisation nationale. À partir de 2020, par exemple, le département de la Défense a commencé à financer le développement d’installations destinées au traitement des terres rares en Californie et au Texas, prévues pour être opérationnelles en 2025. L’administration Biden a redoublé les efforts du gouvernement, faisant du développement de la chaîne d’approvisionnement des minéraux critiques sur le territoire une priorité nationale, tout particulièrement à la lumière des efforts pour conduire la transition énergétique bas-carbone. En effet, la sécurité des approvisionnements en minéraux a fait l’objet d’importantes mesures législatives adoptées ces deux dernières années, notamment la loi sur l’investissement dans les infrastructures et les emplois (Infrastructure Investment and Jobs Act), la loi sur les puces électroniques (CHIPS and Science Act) et la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation
Reduction Act).
L’Europe mise en difficulté
Parmi ces mesures, la loi sur la réduction de l’inflation, adoptée en juillet 2022, s’avère être la plus problématique pour l’Europe. En plus d’une augmentation de 70 milliards de dollars des crédits d’impôts, des garanties de prêt et des dépenses publiques directes pour renforcer la production nationale et traiter les matières premières critiques, la loi comprend des mesures de protection telles que la révision des crédits d’impôt pour les véhicules électriques, exigeant que les matériaux composant les batteries proviennent des États-Unis. Une exception a été faite pour les partenaires avec lesquels les États-Unis ont un accord de libre-échange, mais aucun accord n’existe avec l’Union européenne. Ceci a fragilisé la coopération transatlantique au moment où le bloc redoublait d’efforts pour renforcer la résilience de sa propre chaîne d’approvisionnement de minéraux face aux défis posés par la Chine et la Russie, à travers, par exemple, la législation européenne sur les matières premières critiques adoptée en mars 2023. Le marché des minéraux critiques est déjà sous tension à cause de l’augmentation rapide de la demande et des défis environnementaux de taille qui découleront de l’intensification spectaculaire de la production minière. Les rivalités stratégiques, le protectionnisme commercial et la compétition à somme nulle ne feront que créer des doublons inutiles, et compliqueront les efforts nécessaires pour garantir que les chaînes d’approvisionnement ne soient pas seulement plus résilientes, mais aussi plus durables.
Chiffre clé
L'UE dépend de la Chine pour 50 % de son approvisionnement en 19 des 34 minéraux que l'Union considère comme essentiels.
Recommandation de niveau politico-stratégique pour l'Union européenne
L'Europe doit s'opposer aux tendances protectionnistes et aux logiques de somme nulle de Washington et de Pékin, qui ne font que renforcer l'approche du "tout au vainqueur" en matière d'approvisionnement en minerais essentiels et qui sapent les efforts visant à garantir la résilience grâce à la diversification.
Recommandation opérationnelle
Par le biais du "club" des parties intéressées proposé dans la loi sur les matières premières critiques de l'UE en mars 2023, l'Union devrait donner la priorité aux efforts visant à optimiser l'efficacité de la demande et explorer les possibilités d'investissements conjoints avec des pays du côté de la demande tels que le Japon, la Corée du Sud, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui répondent également à l'ensemble des préoccupations économiques, sociales et environnementales des partenaires du côté de l'offre.