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Chine/États-Unis : l'Europe en déséquilibre

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Diplomatie
Sécurité / Défense
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L’Inde et la compétition sino-américaine

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Isabelle Saint-Mézard

Chercheuse associée au Centre Asie de l'Ifri

Pour comprendre l’impact des tensions sino-américaines sur l’Inde, il faut d’abord rappeler que ce pays connaît, lui aussi, une nette dégradation de ses relations avec la Chine. Les heurts frontaliers du printemps 2020 n’ont pas seulement causé la mort de 20 soldats, ils ont aussi réduit à néant près de trois décennies d’efforts de construction de la confiance entre New Delhi et Pékin. Les armées indiennes ont d’ores et déjà entamé un processus de renforcement de leurs capacités de défense le long des 3000 kilomètres de zones frontalières avec la Chine, mais elles restent, en pratique, sous la pression de l’Armée Populaire de Libération (APL). La situation s’avère volatile, comme l’a montré le nouvel épisode de heurts entre soldats indiens et chinois de la mi-décembre 2022.

L’aggravation des tensions sur les zones frontalières a poussé l’Inde à consolider sa coopération bilatérale avec les États-Unis. Les armées des deux pays se sont entraînées, fin 2022, au combat de haute montagne en Uttarakhand, à 100 kilomètres de la frontière sino-indienne, ce que Pékin n’a pas manqué de dénoncer. Sur le plan mini-latéral, l’Inde s’est engagée plus ouvertement, depuis 2020, dans le format Quad qui l’associe aux États-Unis, au Japon et à l’Australie pour contrer les initiatives chinoise dans l’Indopacifique.

Le rapprochement Washington – New Delhi

Les États-Unis, de leur côté, multiplient les initiatives susceptibles de convaincre les Indiens de s’aligner plus étroitement sur eux. A la mi-2022 par exemple, ils ont signé un premier contrat pour confier la maintenance d’un bâtiment de l’US Navy à un chantier naval à Chennai, montrant de la sorte leur volonté d’aider au développement de la base industrielle et technique de défense (BITD) indienne, un objectif majeur du gouvernement Modi. De même, dans le domaine technologique, les grands acteurs politiques et économiques américains envoient des signaux prometteurs. L’une des principales attentes du gouvernement Modi est en effet de tirer parti des tensions sino-américaines pour attirer les multinationales qui se retirent de Chine. Répondant à cette attente, Apple s’est par exemple tourné vers l’Inde pour diversifier sa base de production et a annoncé, en octobre 2022, le début de l’assemblage de l’iPhone 14 dans ce pays.

En janvier 2023 enfin, les deux États ont lancé l’Initiative Inde-Etats-Unis pour les technologies critiques et émergentes, afin d’encourager la coopération dans les secteurs clés de la défense, de l’espace, de la biotechnologie, des matériaux avancés, des technologies de traitement des terres rares et des semiconducteurs. Concernant ce dernier secteur, Washington a précisé que l’Initiative visait à « soutenir le développement d’un écosystème pour la conception, la fabrication et la production des semiconducteurs en Inde ». En la matière, les objectifs indiens et américains de localisation de la production sont plus complémentaires que concurrentiels, car les premiers visent la production de semiconducteurs dit « matures » (65-28 nanomètres), quand les seconds ciblent les générations les plus avancées.

Des tensions américano-indiennes persistantes

Si leur défiance commune à l’égard de la Chine pousse Indiens et Américains à resserrer leurs liens, elle ne réduit pas néanmoins toutes les tensions latentes dans leur relation bilatérale. Les deux gouvernements ont l’un envers l’autre des récriminations qui, si elles restent discrètes, n’en sont pas moins sérieuses. L’administration Biden est exaspérée par le choix indien de cultiver l’amitié avec Moscou et d’importer massivement du pétrole de Russie. Inversement, le gouvernement Modi s’irrite des critiques que certains membres de l’administration Biden et du Congrès américain formulent à l’égard de la détérioration de la démocratie indienne.

Enfin, fidèle à sa tradition d’autonomie stratégique, l’Inde ne veut pas s’aligner entièrement sur les États-Unis, et cela quelles que soient les sollicitations américaines. L’Inde estime qu’un tel alignement aurait deux risques majeurs pour elle : d’abord, se rendre toujours plus dépendante des États-Unis, et ensuite, devenir un instrument de leur stratégie antichinoise et, ce faisant s’exposer toujours plus aux pressions de l’APL sur les zones frontalières. L’Inde maintient donc sa politique d’autonomie stratégique, et ceci ouvre un espace propice au renforcement des relations avec l’Union européenne (UE).

Quelles relations entre l’Inde et l’Union européenne ?

Les dirigeants indiens ont cherché à se rapprocher de l’UE depuis 2020. La succession de sommets et de visites de haut niveau entre les deux parties témoignent d’une volonté commune de relancer le partenariat et de viser des objectifs ambitieux. Bruxelles et New Delhi ont ainsi repris les négociations pour un accord sur le commerce et les investissements en 2021 et établi un Conseil pour le commerce et la technologie en 2022 (seul les États-Unis avaient un tel Conseil avec l’UE jusqu’alors). Les deux parties ont aussi conclu un Partenariat pour la connectivité qui cible les secteurs du numérique, du transport et de la transition énergétique et qui fait de l’Inde l’un des tous premiers partenaires de l’UE dans ses efforts pour trouver un rôle dans l’Indopacifique.

En somme, même si elle reste sous la pression de l’APL au niveau des zones frontalières, l’Inde tire parti de la polarisation grandissante entre grands acteurs internationaux. Tous en effet – les États-Unis et l’UE d’un côté, la Russie et même la Chine de l’autre – la courtisent pour obtenir ses faveurs. L’Inde exploite pleinement cette situation, en pariant que les États-Unis et l’UE sont si désireux d’accroître la coopération avec elle, qu’ils composeront à la fois avec sa politique russe et avec l’érosion de sa démocratie. À ce titre, l’UE et les États-Unis gagneraient à coordonner leur message pour rappeler de façon discrète, mais systématique, au gouvernement Modi que leur volonté respective de faire de l’Inde un partenaire privilégié et une grande puissance de l’Indopacifique n’a de sens et d’avenir que dans la mesure où celle-ci demeure une démocratie libérale, respectant les droits humains fondamentaux.